Tema 5
Tamara Kondratieva
Univ. de Valenncienes, Francia
Les temporalités de l'histoire soviétique
Les interprétations rationalistes de l'histoire politique
et du pouvoir en Europe occidentale, malgré la complexité de leur
élaboration et leur finesse méthodologique sont rarement pertinentes dès
qu'on les essaye à la Russie. Le cas russe nécessite qu'on renonce au
paradigme unique et universel de rationalisation évolutionniste pour
privilégier la pluralité culturelle. Et c'est précisément cet objectif
qui préside à la recherche que je mène sur l'histoire de la fonction
nourricière ; soit celle des pratiques
économiques et politiques du pouvoir dans lesquels se déploient les
représentations collectives dans leur durée pluriséculaire et dans toute
leur plénitude.
Renonçant à la vision linéaire du temps qui empêche nombre de
soviétologues d'affiner l'analyse du couple discontinuité/continuité, mon
étude énonce, dès le début, que les événements n'adviennent pas seulement
dans le temps, mais à travers lui. Il
s'agit d'observer dans l'histoire soviétique des fragments passés qui,
actualisés dans l'action des hommes, modèlent leur façon de vivre le
présent et s'expriment dans leurs comportements, raisonnements et
représentations.
L'étude se divise en deux parties qui mettent, chacune, la lumière sur la
symbolique de la fonction nourricière. La première est centrée sur le don
en nourriture "podatcha" pratiqué au Kremlin par le tsar
et le patriarche envers les nobles (XVIe-XVIIe siècles), don qui apparaît
comme le symbole éclatant de la fonction nourricière exercée par le
pouvoir autocratique. Cette analyse est étendue aux deux siècles suivants
pour montrer qu'en l'absence du don tombé en désuétude et alors que les
pratiques du "kormlenie" s'estompent, les représentations
du chef-nourricier persistent. La deuxième partie traite de l'émergence
de la "kremlevka", réseau de ravitaillement spécial, autre
symbole de la fonction nourricière du pouvoir, réactivée deux siècles
plus tard sous le pouvoir soviétique.
En structurant mon étude, j'opte pour une approche comparatiste en
privilégiant une des méthodes qui réussit le mieux et qui consiste à
entreprendre la comparaison non pas à partir d'un phénomène, mais d'un
questionnaire. Celui-ci permet de respecter la contextualisation car on
interroge d'abord la première époque ou aire culturelle, puis la seconde.
Je tente donc de répondre aux questions suivantes : quel modèle de
distribution était en usage? Sur quelle représentation du pouvoir
reposait-il? Quel rôle jouaient l'argent et le marché? En faisant un
choix comparatiste, je suppose qu'après 1917 il a eu, dans l'organisation
et le fonctionnement du pouvoir, une imprégnation inconsciente et une
actualisation de quelques représentations et pratiques anciennes. Pour
être plus explicite : il ne s'agit pas de développer l'hypothèse d'une
filiation, d'un emprunt conscient et "délibéré". L'objectif est de
montrer comment l'expérience passé s'est intégré à un quotidien orienté
par le discours officiel vers le futur communiste, comment les
différentes temporalités historiques se sont enchevêtrées dans la vie
sociale. Quel passé (ou quelle partie du passé) a été repris dans le
présent, pour en faire un passé signifiant?