FranÇois Dosse
Paul Ricoeur, Michel de Certeau et l'histoire, entre le dire et
le faire
Paradoxalement la rencontre qui aurait dû avoir lieu entre
Ricoeur et de Certeau sur le terrain de la réflexion sur
l'histoire ne s'est pas vraiment produite L'hypothèse que je développerai
ici est celle d'une proximité tout à fait exceptionnelle quant
à leur conception respective de ce qu'est l'écriture de
l'histoire. Leur non-rencontre dans les années 1970-80 tient
selon moi à une conjoncture intellectuelle marquée par la
domination exclusive du structuralisme et d'un positionnement
différent sur la scène intellectuelle. A y regarder de plus près
et à distance temporelle, une telle vision retève d'un
faux-semblant et occulte les véritables enjeux théoriques. Au
point que l'on perçoit mieux aujourd'hui à quel point Ricoeur
ne s'est pas situé dans une extériorité par rapport au
structuralisme, allant jusqu'à conduire une véritable relation
de « combat amoureux » avec Greimas ; quant à Certeau, son adhésion
apparente au structuralisme masque une position critique qui
s'efforce de fissurer de l'intérieur un édifice qui se donnait
comme la résolution de toute les questions posées dans les
sciences humaines.
La seule occasion de rencontre sur le terrain de ta réflexion
sur l'histoire date de 1983, à l'occasion de la publication du
tome 1 de Temps et récit. Miche! de Certeau questionne Ricoeur
sur quatre points : la question du discours historique comme
production d'un lieu institutionnalisé, situé, le problème de
l'éclipsé de l'événement et de sa corrélation avec des
registres de nature différents ; tes rapports entre récit et
processus explicatif , et l'intentionnalité historique. Michel
de Certeau met l'accent sur fa multiplicité des récits dans
lesquels le processus explicatif intervient comme érosion, déplacement,
modification dans le champ du récit social. En accord sur
l'importance du récit, la différence de sensibilité est
perceptible au plan de l'échelle des récits possibles entre
Ricoeur qui insiste sur le retour des grands récits alors que
Michel de Certeau se félicite de la multiplication de récits
atomisés. Michel de Certeau insiste sur f'inscription
institutionnelle du discours historique, sur son ancrage dans une
institution productrice, alors que Ricoeur exprime ses réticences
vis-à-vis de ce qu'il considère comme une forme de
sociologisme, encore très marquée par le marxisme. Se référant
a la manière dont François Simiand, puis Marc Bloch définissent
les relations entre documents, témoignages et traces, il entend
davantage se situer de l'intérieur d'une problématique ouverte
par Levinas qui est celle de la trace ramenée à son lieu
historique. Par contre, ils se retrouvent tant au niveau de la
critique du leurre que représente l'idée de l'éclipsé de l'événement,
ainsi que sur l'idée selon laquelle il n'y a pas d'histoire sans
narrativité et enfin Certeau salue tout le développement de
Ricoeur sur l'intentionnalité historique. Les points de vue ne
sont donc pas aussi opposés que pouvait le laisser craindre
cette confrontation , Ils attestent déjà d'un retournement de
conjoncture en ce début des années 80.
Nous allons tenter de repérer ce qui rapproche les positions de
Ricoeur et de Certeau, en ayant cependant toujours conscience que
leur différence subsiste, mais tient pour beaucoup à
l'engagement spécifique de l'un et de l'autre dans le champ de
la recherche. D'un côté, Ricoeur déploie ses analyses en
philosophe et selon une pratique qui est coutumière de son éthique,
if ne joue pas à l'historien de métier, mais interroge ia
pratique historienne à partir du rivage qui est le sien, celui
de la philosophie. De l'autre, Michel de Certeau, tout en étant
un historien particulièrement singulier, se situe du côté du métier
de l'historien qui est la seule identité qu'il ait toujours
revendiquée. Le moment mémoriel que nous vivons aujourd'hui est
l'occasion d'une rencontre posthume, notamment autour d'une réflexion
autour des notions d'histoire et de mémoire et de leurs
rapports.